Partager sur facebook Partager sur twitter

La stratégie du repreneur lors d'une négociation d'une reprise externe d'entreprise

Jeudi 06 janvier 2022 à 08h30 par ALTHEO

Article "La stratégie du repreneur lors d'une négociation d'une reprise externe d'entreprise" publié par Dr Thierry LAMARQUE, président ALTHEO, et Pr Bérangère DESCHAMPS, dans la revue Management International (HEC Montréal).

Dans son rapport annuel «PME 2016», BPI France considère que la transmission d’entreprise constitue «un enjeu économique de premier ordre pour le tissu productif français» (p. 40). Au Québec, 23% des chefs d’entreprise ont l’intention de transmettre leur entreprise dans les deux prochaines années (Cadieux, Lecorne, Gratton et Grenier, 2020). Ces enjeux macro-économiques et socio-démographiques concernent l’ensemble des pays développés (OCDE, 2018). À un niveau plus organisationnel ou managérial, des enjeux personnels affectent les protagonistes de ces opérations (Cadieux et Brouard, 2009) particulièrement lorsqu’elles concernent les reprises externes (rachat par un tiers sans lien préalable avec l’entreprise reprise, Deschamps, 2018). Ces reprises se situent en effet à l’intersection entre la sphère privée et la sphère professionnelle (puisque les parties prenantes sont des personnes physiques dont les enjeux personnels et professionnels des cédants et des repreneurs sont particulièrement marqués) (Lamarque et Story, 2018).

Praticiens et chercheurs soulignent l’importance de la phase de négociation, point charnière dans le processus de reprise d’entreprise (Deschamps, 2002; Meier et Schier, 2009). C’est en effet cette étape qui marque soit le début de la reprise, soit l’arrêt du processus de préparation, (c’est-à-dire quand le candidat à la reprise n’a aucun lien préalable avec l’entreprise ciblée – Deschamps, 2018) du moins avec les interlocuteurs de l’entreprise identifiée (Deschamps et Paturel, 2009). La négociation d’une reprise d’entreprise est difficile à étudier, car elle est très confidentielle (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). Dans cet article, nous cherchons à lever cette confidentialité en nous attachant au point de vue du repreneur. En nous appuyant sur les écrits sur la négociation, qui en décrivent les étapes du processus et les stratégies des acteurs (Dupont, 1994; Lempereur et Colson, 2010; Bellenger, 2015; Guedj, 2015), nous cherchons à comprendre les stratégies du repreneur lors de la négociation d’une reprise externe d’entreprise. Au-delà d’approfondir une étape jusque-là méconnue du processus repreneurial global, nous montrons que le repreneur use de plusieurs stratégies de négociations, dans une logique de coopération, afin de faire aboutir le processus dans les meilleures conditions puisque la poursuite des relations entre le cédant et le repreneur est en jeu.

Dans la revue de littérature, nous décrivons le processus et les stratégies des acteurs d’une négociation. Nous relevons ensuite les éléments spécifiques aux négociations des reprises d’entreprises externes en mettant l’accent sur les enjeux pour le repreneur. Nous exposons alors notre méthodologie qualitative qui croise un recueil de données issues d’entretiens semi-directifs auprès de candidats à la reprise d’entreprise et l’observation participante des négociations.

Les résultats montrent les stratégies de négociation utilisées par le repreneur, de manière chronologique, en suivant les étapes du processus de négociation. La discussion met en avant l’alternance des stratégies selon l’avancée dans le processus de négociation et l’importance de la confiance, condition nécessaire à l’aboutissement du processus.

Revue de littérature

La revue de littérature est organisée autour des deux concepts centraux de notre problématique : la négociation et la reprise d’entreprise.

Les négociations : approches et processus

La négociation est un processus par lequel deux ou plusieurs parties interagissent dans le but d’atteindre une position acceptable au regard de leurs divergences (Dupont, 1994; Bellenger, 2015). Les négociations interviennent dans des domaines très variés : psychologie, politique, avec les partenaires sociaux, commerce, vie quotidienne, sciences de gestion (Lax et Sebenius, 1986; Joule et Beauvois, 2002; Délivré, 2008; Lempereur et Colson, 2010; Bellenger, 2015). Dans un environnement de plus en plus complexe et aux activités mondialisées, tout semble sujet à négociation, ce que Bellenger (2015) nomme «la négociarisation des activités humaines». Notre revue de littérature relève plusieurs courants que nous présentons ci-dessous.

Les négociations : entre compétition et collaboration

Nous pouvons synthétiser les recherches sur la négociation autour de deux approches.

1. Les approches de négociations compétitives, parfois qualifiées de conflictuelles ou de distributives (Dupont, 1994), privilégient la recherche d’appropriation de la valeur en jeu par l’utilisation de la force ou de la ruse. Deux stratégies sont possibles : le rapport de force et la manipulation.

La stratégie du rapport de force s’inspire de la tradition militaire, et voit la négociation comme un conflit (Lempereur et Colson, 2010). Toute transaction est alors un affrontement se soldant par un dominant et un dominé, qui subit et se soumet. Les négociations de ce type consistent pour l’un des acteurs à établir une position de départ et à contraindre l’autre partie à s’y soumettre (Lempereur et Colson, 2010). Cette stratégie fait l’objet de nombreuses critiques, car elle mène au conflit (Bernatchez, 2003) et dégrade les relations entre les parties (Delecourt et Fine, 2008).

La stratégie de la manipulation est «l’ultime recours dont disposent ceux qui sont dépourvus de pouvoir ou de moyen de pression… autrui ayant le sentiment d’avoir agi librement sur la base de ses idées ou de ses valeurs» (Joule et Beauvois, 2002, p. 19). Les techniques de manipulation relèvent de la séduction, la flatterie, la ruse, le bluff, la rétention d’information, le mensonge, la mauvaise foi, la déstabilisation, l’intimidation, la menace, la roublardise (Axelrod, 2006; Lempereur et Colson, 2010). Plusieurs auteurs mettent en garde les négociateurs sur les risques inhérents aux manœuvres manipulatoires : elles ne sont pas tenables sur la durée (Fisher, Ury et Patton, 1982); elles entrainent une mauvaise réputation des négociateurs (Lempereur et Colson, 2010); elles conduisent à un désir de vengeance chez ceux qui ont été trompés (De Callières, 2015).


2. Les approches coopératives, parfois qualifiées de collaboratives ou d’intégratives (Dupont, 1994), mettent en présence des négociateurs désireux de trouver un accord équitable permettant à chacun de satisfaire ses intérêts, sans chercher à nuire aux intérêts de l’autre partie. On distingue la stratégie du compromis et la stratégie des gains mutuels.

La négociation basée sur le compromis repose sur un échange de concessions mutuelles destiné à rapprocher des positions divergentes dans un esprit collaboratif. Un bon compromis donne lieu à un accord équilibré, et satisfait les deux parties (Audebert, 2005; Lamarque et Story, 2013). Mais, chaque acteur peut regretter a posteriori les contreparties accordées (Lempereur et Colson, 2010).

La stratégie des gains mutuels a pour objectif de trancher les litiges sur le fond, et de rechercher des avantages mutuels pour les deux parties (Fisher, Ury et Patton, 1982). Il s’agit là d’éviter les négociations conflictuelles, tout en produisant un accord entre des acteurs qui possèdent à la fois des intérêts communs et des intérêts opposés. Il est préconisé de prévoir des solutions de repli permettant de se désengager plus facilement dans le cas d’un accord insatisfaisant, mais aussi d’envisager les alternatives dont dispose l’interlocuteur (Lax et Sebenius, 1986; Bercoff, 2009; Watkins et Luecke, 2010). Pour Bellenger (2015), l’efficacité de la stratégie des gains mutuels repose avant tout sur un postulat moral : les deux parties en présence font preuve de loyauté, de franchise, de courtoisie, de bon sens, d’esprit d’équité et de raison. Les critiques de cette approche portent sur son côté idéaliste (Lempereur et Colson, 2010), la sous-estimation de l’égoïsme des acteurs (Fisher, Ury et Patton, 1982) et l’absence de valeurs en général dans les négociations (Bercoff, 2009).

Les négociations : entre interactions internes et externes

Plusieurs ouvrages remettent en cause cette vision dichotomique des négociations et voient la négociation comme un processus évolutif (McKersie, 2007; Bellenger, 2015) qui alterne les phases de compétition et de coopération (Lempereur et Colson, 2010; Bellenger, 2015). Guedj (2015) parle de tactiques mixtes. Cette manière de considérer la négociation émane de praticiens. Ainsi, Bellenger (2015) propose une méthode consistant à prendre en compte les attitudes et comportements des acteurs, et à utiliser des pratiques tels que le questionnement et la reformulation pour présenter des propositions de nature à rapprocher les positions des protagonistes. Lax et Sebenius (1986) prennent en compte les éléments statiques de la donne (analyse des intérêts des parties, des solutions de rechange et des ententes possibles), et les éléments évolutifs de la négociation (création et revendication de la valeur). Pour aboutir à une solution satisfaisante pour les deux parties, les négociateurs gèrent en permanence la tension induite par l’alternance compétition coopération. «Toutes les négociations sont en définitive mixtes (intégrative/distributive)» (McKersie, 2007, p. 6).

Le processus de négociation est un jeu social à plusieurs niveaux puisqu’une négociation n’est pas qu’une interaction entre deux parties prenantes. Ainsi, en s’intéressant à ce qu’il se passe autour de la table de négociation principale (Druckman, 2008), on s’aperçoit que chaque négociation implique trois transactions distinctes (Lax et Sebenius, 1986). La première concerne les parties face à face, les deux autres sont constituées par les parties assises du même côté de la table. Dans une seconde table de négociation, en effet, on observe des relations intra-organisationnelles puisque deux coalitions d’experts et de conseils se constituent (Ury, 2006; McKersie, 2007). Chacune défend les intérêts de son client et intègre les spécialistes nécessaires à l’aboutissement de l’opération. Et entre ces acteurs, qui interviennent sur des plans différents, des négociations internes se produisent, basées sur des relations verticales (Lempereur et Colson, 2010). Ces négociations internes concernent la délégation de pouvoir, le contenu et l’exécution du mandat, la rémunération des mandataires ou les conflits d’intérêts (McKersie, 2007; Druckman, 2008).

Ce processus est également un jeu social à phases multiples, composé de cinq étapes : la préparation (Méry, 2013); la phase de pré-négociation qui se caractérise par la première rencontre des parties prenantes (Bercoff, 2009); la phase d’ouverture de la négociation lors de laquelle chacun se positionne sur les modalités de la négociation, en particulier sur le prix (Guedj, 2015); l’évolution de la négociation où se déroulent les quatre stratégies évoquées plus haut (rapport de force, manipulation, compromis, stratégie des gains mutuels); la clôture de la négociation qui marque la formalisation de l’accord, ou l’échec des pourparlers (Lempereur et Colson, 2010).

La négociation d’une reprise d’entreprise

La négociation est une étape importante dans le long processus repreneurial. Nous présentons la littérature portant sur la négociation d’un transfert externe d’entreprise et insistons sur les circonstances des négociations de transfert pour les acteurs principaux.

Le processus et les acteurs de la négociation d’une reprise d’entreprise.

Le processus de reprise d’entreprise, c’est-à-dire la démarche de celui qui va devenir le nouveau propriétaire-dirigeant de l’entreprise, est décrit par Deschamps (2000) en trois phases (le processus de prise de décision, celui de reprise et celui de l’entrée dans l’entreprise). Le deuxième sous-processus, qui conduit à la signature de l’acte d’achat (Deschamps, 2002) comporte également plusieurs étapes : le projet de reprise, la détection de l’entreprise, les études de la cible, la recherche de financement et la négociation. C’est lors de la négociation que l’auteure décrit le plus grand nombre de retours en arrière, tant les risques de désaccords sont nombreux à ce stade : mésentente sur le prix (parfois lié à une mauvaise évaluation de l’entreprise), divergences sur les nombreux sujets de discussion, remise en cause du projet de transfert par l’un des acteurs, problème de financement de l’opération, audits d’acquisition dissuasifs,… (Deschamps et Paturel, 2009; Cadieux, Gratton et St Jean, 2014; Lamarque, 2018). La négociation constitue donc l’aboutissement d’un ensemble d’actions réalisées auparavant. Le processus de négociation, à proprement parler, est complexe et à envisager en perspective de toutes les étapes qui l’ont précédée (Deschamps et Lamarque, 2020a).

La négociation est présentée comme la phase ultime du processus qui précède le rachat effectif de l’entreprise par le repreneur, ce processus se poursuivant par notamment une période de transition entre le cédant et le repreneur (Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Elle comporte selon Deschamps (2002), puis Deschamps et Paturel (2009) trois domaines. (1) Les réflexions sur la cohérence du projet peuvent amener le repreneur à renoncer à son projet de reprise notamment quand il met en rapport l’ampleur du projet avec ses ressources financières et donc ses enjeux personnels et familiaux; (2) Le plan de reprise se matérialise par le business plan et la stratégie du repreneur pour l’entreprise qu’il a identifiée. Il inclut toutes les phases d’études de l’entreprise, d’évaluation et de recherche de financement. (3) La signature des accords scelle les termes de l’opération. Si ces trois étapes s’inscrivent bien en amont du transfert effectif de l’entreprise, rien n’est dit sur le processus de négociation de la reprise en tant que tel, débouchant, ou pas, sur la signature des accords. Cadieux, Gratton et St Jean (2014) évoquent cependant l’asymétrie d’information ayant une incidence sur la phase de négociation. Durst et Gueldenberg (2010) identifient les ressources intangibles comme facteurs d’intérêt pour le repreneur; la cible étant identifiée à partir de critères non quantitatifs.

En revanche, on sait que plusieurs conseillers gravitent autour du dirigeant (qui souhaite quitter son entreprise) et du candidat à la reprise externe. Certains interviennent dans les négociations pour leur expertise : expert-comptable, avocat, ou fiscaliste. Ils apportent leur savoir-faire sur l’ensemble du spectre de leur discipline (finance, juridique, fiscalité) pour l’évaluation de la cible en amont, et la contractualisation des actes juridiques en aval (St Jean, 2011).

D’autres sont spécialisés dans la négociation d’une reprise d’entreprise, comme les conseillers de l’acheteur par exemple qui représente un acteur tiers, neutre, à la fois à la table principale de la négociation, mais aussi au sein de la coalition du repreneur (Deschamps et Lamarque, 2020a). Ils ont développé un savoir-faire «processuel» issu de leur expérience dans ce type d’opérations. D’après St Jean (2011), le recours à ces spécialistes est faible, alors que la satisfaction des repreneurs à leur égard est élevée. Parfois, par mesure d’économie, le repreneur demande à l’un de ses experts, expert comptable ou avocat, d’assurer tous les rôles d’accompagnement, mais ces mélanges de compétences ne sont pas les plus efficients (Lecointre, 2002).

Les enjeux du repreneur externe lors de la négociation d’une reprise d’entreprise

Les cédants et les repreneurs vivent des enjeux personnels forts puisque les premiers quittent une organisation à laquelle ils ont souvent consacré leur vie personnelle, professionnelle et sociale (Cadieux et al., 2020); et les seconds suivent la plupart du temps une trajectoire professionnelle qui les conduit au repreneuriat; psychologiquement, ils ne peuvent pas échouer (Cadieux et al., 2014). Il importe pour le repreneur de bien comprendre ce que le cédant vit, car ses difficultés expliquent ses attitudes et comportements lors de la négociation (Cadieux et Deschamps, 2011). La littérature évoque le processus de deuil du cédant (Pailot, 1999; Bah, 2009). En effet, il est susceptible de vivre la transmission de son entreprise comme une fin (Wennberg et Detienne, 2014) : perte de pouvoir liée à la fin d’activité, perte de son statut social, et in fine, confrontation à l’idée de sa propre mort (Cadieux et Deschamps, 2011; Wennberg, Wiklund, Hellerstedt et Nordqvist, 2011; Nordqvist, Wennberg, Bau et Hellerstedt, 2013; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015). Bah (2009) observe que les étapes de deuil du cédant se manifestent dès les premières phases de négociation. On peut supposer qu’elles impactent son attitude lors des rencontres avec le candidat à la reprise.

Le repreneur externe, dans la plupart des cas, est un ancien salarié (Deschamps et Paturel, 2009). Il est susceptible également d’éprouver ses propres difficultés à changer de rôle (Cadieux et Deschamps, 2011) : perte de statut de l’ancien manager, disparition des égards et avantages dont il bénéficiait dans le salariat (Lamarque et Story, 2013). Il fait également face à ses propres émotions liées notamment à l’incertitude d’avoir fait, ou non, le bon choix (Deschamps et Lamarque, 2020b). Le candidat à la reprise peut se fourvoyer en recherchant des entreprises de taille équivalente aux équipes qu’il dirigeait dans le salariat (recherche de statut), ou des entreprises lui apportant le même confort économique (rémunération, voiture de fonction, bonus,…), sans s’apercevoir que ces cibles ne sont pas nécessairement à sa portée financièrement (Deschamps et Geindre, 2011; Lamarque, 2018). Les biais sont nombreux dans les phases amont de la négociation, et les risques d’échecs importants (Meier et Schier, 2014). D’Andria, Gabarret et Vedel (2018) montrent que le stress présent dans les négociations est contrebalancé par les émotions positives de la perspective de la signature et donc de l’engagement positif vers la reprise. Leur recherche évoque la résilience à toutes les étapes du processus repreneurial, cette résilience constituant un facteur-clé du succès de la négociation puisqu’elle permet de réguler les émotions.

Il existe peu de connaissance académique sur le processus de négociation d’une reprise externe d’entreprise. Néanmoins, la revue de littérature montre sa complexité (qui laisse supposer un caractère contingent des négociations) : posture des principaux acteurs, présence de conseillers, enjeux émotionnels.

Pour identifier la stratégie du repreneur dans ce contexte, nous avons opté pour une méthodologie qualitative.

Retrouvez le reste de l'article sur le lien ci dessous

Pour en savoir plus : https://www.altheo.com/revue-de-presse/article-management-international-mi
       Partager sur facebook Partager sur twitter